Hommages des membres à Dmitri Nabokov

Maurice Couturier


Jamais, peut-être, le fils d’un écrivain n’avait été autant associé à l’œuvre de son père que Dmitri Nabokov. Lorsque je le rencontrai pour la première fois en 1981 au Montreux Palace où Véra nous avait donné rendez-vous, à mon épouse et à moi, il venait tout juste de quitter l’hôpital où il avait passé onze mois si je me souviens bien suite à un gros accident de voiture et portait encore sur le visage quelques vilaines cicatrices. Depuis cette époque-là, il s’est consacré presque uniquement à traduire, commenter, promouvoir l’œuvre de son illustre père, d’abord en compagnie de sa mère, puis seul après la disparition de celle-ci. J’ai raconté ailleurs comment, l’invitant au premier colloque de Nice en 1992, j’avais par erreur adressé le fax d’invitation à Vladimir et non à Dmitri, gaffe qui l’amusa beaucoup. Sa participation au colloque fut discrète mais très apprécié de tous les collègues.

Dmitri était un homme charmant, charmeur même, toujours prêt à apporter son aide aux divers projets concernant son père. Il a facilité mes relations, parfois houleuses, avec les éditions Gallimard, soucieux qu’il était de voir paraître la Pléiade à laquelle il attachait beaucoup d’importance. Lorsque je l’informai que le retard dans la publication était dû en bonne partie au fait qu’Antoine Gallimard trouvait excessifs ses droits d’auteur, il intervint aussitôt et réduisit à la baisse ses exigences. Je n’aurais sans doute pas eu le privilège de retraduire Lolita s’il n’avait pas adressé une lettre à Antoine disant tout le mal qu’il pensait de la traduction de Kahane et suggérant que l’on me confie ce travail. Chaque fois que je le rencontrais ou lui téléphonais (la dernière fois deux mois avant sa mort), il était plein de prévenance et toujours intéressé à l’avancement de mes travaux. Il eut la gentillesse de revoir ma traduction de L’Original de Laura, y apportant quelques corrections utiles, me sachant gré d’avoir noté une erreur de transcription par rapport à une fiche dans l’édition américaine.

Il m’avait confié il y a plusieurs années qu’il travaillait à un roman ; je ne l’interrogeai évidemment pas sur le sujet qu’il y traitait, mais je lui demandai s’il comptait le publier sous son nom. « Bien sûr que non », me répondit-il. Il est des noms difficiles à porter ! Qu’est-il advenu de ce projet ? Je n’en sais rien, mais je gage que quelque autre Nabokovien saura répondre à cette question.

Notre dette envers Dmitri est immense. Il a pris des risques, notamment lorsqu’il a publié L’Enchanteur et L’Original de Laura, et nous lui en sommes reconnaissants. Nabokov n’aurait sans doute pas voulu voir paraître ces textes, on le sait, mais je suis persuadé néanmoins qu’il n’aurait pas hésité à dire de lui ce que dit le colonel à la fin de « La Vénitienne » : « Je suis fier de mon fils ». N’était-ce pas, en 1924, sa manière à lui de solliciter l’admiration de son propre père décédé deux ans auparavant ?

 

Lara Delage Toriel

Je me souviendrai toujours de ma rencontre avec Dmitri Nabokov. C’était un 23 avril, j’avais 23 ans, et j’étais venue à Montreux pour assister aux célébrations du centenaire de la naissance de son père. C’est parmi une nuée de journalistes le sollicitant, à qui mieux mieux, pour quelques mots, une photo, que je lui ai serré la main la première fois avant de m’éclipser en vitesse. Quelques mois plus tard, au sortir d’un banquet venant clôturer une conférence sur Vladimir Nabokov à Cambridge, je sens une main se poser sur mon épaule; j’entends une voix profonde résonner dans mon dos et m’appeler par mon prénom. C’est le grand Dmitri. Du haut de ses deux mètres et quelques, il m’invite à l’accompagner jusqu’à sa chambre, avec Brian Boyd, le biographe de son père. C’est dans cette aile de Trinity College où l’auteur, alors jeune étudiant, avait lui-même vécu, que nous nous sommes pour la première fois vraiment parlés. Par la suite, nous nous sommes retrouvés à différentes reprises, d’abord autour de Laughter in the Dark, œuvre qu’il m’avait demandée de retraduire pour l’édition de la Pléiade, puis autour de The Original of Laura, qu’il me laissa parcourir à loisir dans le cadre de ma recherche doctorale, avant de me proposer de tenter d’en reconstituer la structure, à l’heure où le sort de ce manuscrit inachevé enfermé dans une boîte à chaussures – fallait-il le brûler ou le publier ? – demeurait pour le moins incertain.

Outre la gestion de l’héritage familial (tant matériel qu’immatériel), son état de santé était une source de préoccupation constante, mais malgré cela, à mes côtés et au cours de notre correspondance, il se montrait toujours affable, curieux et joueur. Si je n’ai pas toujours partagé ses prises de position, je retiens l’espièglerie qu’il y avait dans nos échanges, et la grande confiance qui s’en dégageait. Plutôt que le vieil homme en chaise roulante qui m’accueillit une dernière fois chez lui en 2010, par une orageuse journée d’août, j’aime à me souvenir de la fierté fougueuse avec laquelle il m’avait invitée un jour, au sortir d’un séjour à l’hôpital, à filer à toute berzingue le long des lacets escarpés dominant le lac Léman. A chaque coup d’accélérateur, projetée vers l’arrière comme sur un parcours de montagnes russes, je mesurais les frayeurs de son père tout en absorbant sans vergogne la joie toute enfantine qui animait ce lutin géant aux chaussons rouge Ferrari.